« J’écris ton nom… »

par | 15 Mai 2022 | Gouvernement

Irina a 6 ans. J’ai changé son prénom, mais pas son âge. Je suis entré en contact avec sa Maman mi-avril.

Le 17 avril, avec sa Maman et ses frères, elle a quitté en voiture la région de Beryslav, occupée depuis plusieurs semaines par les troupes russes. Le 18 au matin, après avoir traversé l’Ukraine en autobus, la famille était à la gare de Lviv quand trois missiles russes ont frappé la ville. Le soir, toute la famille rejoignait la Pologne, un hébergement à coté de Varsovie, puis Berlin, et enfin le train pour Paris après une correspondance à Mannheim.

J’ai récupéré tout ce petit monde le vendredi 22 avril, en fin d’après-midi, au bout de la voie 29, gare de l’Est. Après un regard furtif vers sa Maman, le petit-frère d’Irina m’a donné la main…

Ce week-end là était celui de la Pâque orthodoxe.

Pendant ces quelques jours, avec l’aide de Google traduction et l’intermédiation d’autres ukrainiens présents à la maison, ils nous ont raconté les huit militaires en armes faisant irruption dans leur domicile pour inventorier électroménager et autres objets vendables. Ils nous ont raconté l’emprunt des cartes d’identité, en perspective du futur référendum d’autodétermination (je ne serais pas étonné que même les petits votent …). Ils nous ont raconté les plaisanteries douteuses des soldats russes, ne comprenant pas qu’on ne leur réserve pas un meilleur accueil dans cette région russophone. Ils nous ont dit la peur aussi, celle de chaque instant, celle des passeurs. Et l’occupation de leur appartement après leur départ …

Le lundi suivant, je les ai emmenés dans une famille d’accueil dans les Alpes (grands et petits, aucun membre de la famille n’avait jamais vu la montagne …).

Une famille chaleureuse, qui n’a pas posé de conditions de durée, ou proposé la quelconque signature d’une convention d’hébergement, qui ne s’est pas interrogée sur la mise à disposition de panier-repas … la « banalité du bien », pour reprendre à l’envers l’expression d’Hannah Arendt.

Bon sang ne saurait mentir, on était à quelques kilomètres du maquis des Glières …

Et bien loin de notre Marcel Déat 2022 (« aucun réfugié ukrainien ») !

Fascination pour la force virile de l’agresseur, amour-haine du monde anglo-saxon, enfermement sur une vision étriquée du rôle de la France : on a mieux compris comment en d’autres temps, la France avait pu se vautrer dans la collaboration.

Et comme à l’époque, sous couvert d’y être enjoints par leurs gouvernements, certaines grandes entreprises se comportent également de façon indigne.

Depuis le début de l’opération militaire spéciale de la Russie, le 24 février, la poursuite des importations de pétrole et de gaz russe, conjuguée aux prix élevés du marché ont permis à la Russie d’engranger près de 50 milliards d’euros de la seule Union Européenne. On peut suivre le chiffre en temps réel sur le site du Centre for Research on Energy and Clean Air (CREA).

Derrière ces chiffres nationaux, les opérateurs sont privés. Les grandes compagnies pétrolières continuent également de faire des affaires avec la Russie : CREA a suivi les livraisons de combustibles fossiles installations ou navires liés aux compagnies pétrolières Exxon Mobil, Shell, Total, Repsol et BP, entre autres.

Complices de crime de guerre, peut-être pas : dans ce domaine, les critères en matière de preuves sont très exigeants. Il faut notamment des éléments prouvant que l’entreprise avait l’intention de soutenir une machine de guerre.

Mais la Cour Pénale Internationale vise aussi l’infraction de « crime contre l’humanité ». Et dans l’affaire Lafarge, la Cour de cassation a estimé, dans son arrêt du 7 septembre 2021, qu’il suffit que « le complice de crime contre l’humanité » (une personne physique ou morale) « ait connaissance de ce que les auteurs principaux commettent ou vont commettre un tel crime contre l’humanité et que par son aide ou assistance, il en facilite la préparation ou la consommation ».

Mais les entreprises citées n’en ont pas connaissance, n’est-ce pas ?

On espérait beaucoup du Président français, dont la parole est particulièrement scrutée compte tenu que le Pays assure en ce moment la présidence tournante du Conseil de l’Union Européenne.

Las ! Il a souligné cette semaine combien l’acquisition de l’acquis communautaire serait long et difficile pour l’Ukraine, manquant là une belle occasion de retrouver les fondements de l’unité européenne, le cœur de cet acquis: l’amour de la liberté.

Derrière les beaux discours, l’Europe reste donc dans sa position de marché commun.

Irina (pardonne-moi d’avoir changé ton prénom), en attendant que le drapeau ukrainien flotte à nouveau sur Beryslav, je te souhaite de grandir en paix ici.

Comme la famille qui t’accueille te le montre chaque jour, tu es ici au pays de la liberté …


Iconographie : Petite fille aux fleurs blanches © Caroline Hernandez